mardi 12 juillet 2011

Pourquoi un indice du bonheur ? Enquête présentée lors de la conférence NOU-R le 5 Juillet 2011

Pourquoi un indice du bonheur ?
Pendant que nos partis politiques peinent à livrer un programme économique où le citoyen se retrouve au centre des stratégies de développement proposées, de nouvelles approches méthodologiques sont adoptées notamment par les pays de l’OCDE afin de mesurer le bien-être humain afin de substituer cette notion au concept de PIB considérant cet indicateur insuffisant pour juger de la situation du monde ou d’un pays. Le PIB ignore en effet de nombreux éléments qui sont importants dans la vie de chacun comme par exemple la santé, la qualité de l’environnement, … C’est dans ce cadre qu’est venue l’initiative de l’OCDE du 25 mai 2011 pour présenter une compilation d’indicateurs mesurant le bien-être humain. Un indice de bonheur, pourquoi ? Qu’est-ce qu’une Tunisie heureuse ? Qu’est ce que le bien humain ? Quelles sont les limites de cette approche innovante appuyée par certains économistes nobélisés dont l’éminent Pr Stieglitz, ami de la Tunisie nouvelle ? Quel est le positionnement actuel de la Tunisie et du Tunisien au niveau des indicateurs du bien-être humain ?
Pour un système de gouvernance et d’information statistique performant et transparent
Si les cent partis que compte le pays ont plus d’aisance à proposer des projets institutionnels à portée éminemment politique et qu’ils ont du mal avec la chose économique, cela s’entend bien. Car les propositions en matière de développement doivent être construites sur des hypothèses chiffrées, or on se retrouve dans cette phase de transition démocratique face à un système national statistique souffrant de problèmes de crédibilité et de fiabilité engendrés par les nombreuses années d’ingérence politique et d’absence d’autonomie et de transparence de la part des institutions nationales statiques. A ce titre, on cite trois exemples qui illustrent bien la situation en matière de données statistiques publiques liées au développement humain : Les données sur les échanges extérieures s’avèrent complètement erronées et difficilement redressables statistiquement car les déclarations à la douane n’étaient pas sincères pour un large pan de l’activité des ports, aéroports tunisiens et postes-frontière terrestres pendant les 15 dernières années notamment. Or si on sait que le modèle économique tunisien et la croissance de la richesse créée par le pays repose sur son ouverture sur les économies extérieures, toutes stratégies de développement critiquant ou allant dans le sens de ce modèle reposeraient en réalité sur des hypothèses fragiles. Autre exemple qui a fait l’objet de nombreuses discussions quant à sa pertinence et sa fiabilité : le taux de pauvreté en Tunisie. Or l’appréciation quantitative et qualitative de la pauvreté est au cœur même de la révolution tunisienne car elle y puise sa source, sa légitimité et le projet de société consensuel auquel aspire une majorité de tunisien : justice et équité sociale. Le troisième exemple paraît anecdotique mais illustre parfaitement le risque courait la Tunisie de l’instrumentalisation des indicateurs chiffrés du temps de l’ancien régime : la surface des espaces verts en milieu urbain exprimée en m² par habitant incluait de fait les cimetières ! Cela avait l’avantage d’augmenter considérablement l’indice de qualité de vie sur le volet environnemental, d’une manière visiblement factice. Cet exemple illustre à lui seul 23 ans d’illusions statistiques où l’indépendance de l’appareil statistique public tunisien n’était pas garanti, et où le citoyen n’avait pas droit d’accès à l’information statistique primaire, et ce malgré des compétences tunisiennes confirmées et affirmées tant au niveau de l’’Institut National de la Statistique qu’au sein de l’Institut des Etudes Quantitative et de la Compétitivité mais aussi au niveau des services de statistiques publiques dans les différents ministères.
Les limites de l’indicateur de bien être humain …
L’indice du mieux-vivre présenté par SIGMA tient à la méthodologie proposée par l’OCDE qui repose pour mesurer le bien-être humain sur une batterie de thèmes répartis en 11 indicateurs regroupés en deux groupes. Il s’agit de 3 indicateurs liés aux conditions matériels : Emplis et salaires, revenus et richesses et les conditions de logement. L’autre batterie d’indicateurs comptent 8 ensembles de variables : l’état de santé, l’équilibre entre temps de travail et autres activités, l’éducation et les qualifications, l’engagement civique et gouvernance, la qualité de l’environnement, la sécurité personnelle, la sociabilité et enfin l’évaluation subjective du bien-être par le citoyen lui-même. Au-delà du risque d’une marchandisation du bonheur et malgré la pertinence du dispositif méthodologique proposé et son adéquation avec les valeurs de la révolution tunisienne qui imposent que le citoyen soit la finalité de tout effort de développement, les limites d’une telle approche sont nombreuses. Le choix des variables supposées mesurer le bien-être : On peut regretter l’absence des notions telles que l’inégalité entre régions, entre hommes et femmes, la religiosité, la pratique sexuelle, la consommation des produits culturels (lecture, cinéma, musique, …), l’éloignement du lieu de travail et qualité du transport, etc. Autre limite du modèle proposé : Toutes les variables ont le même poids. Pourquoi par exemple, le nombre de pièces par occupant d’un logement relève-t-il de bien-être au même titre que le fait de vivre dans un environnement peu pollué ou d’avoir un bon état de santé ?
Résultats statistiques de l’indice du bonheur chez le tunisien 2011
L’exercice de quantification du bien-être du citoyen tunisien repose sur l’hypothèse de la sincérité des données sociodémographiques et économiques publiques récentes et le fait de laisser les gens juger leur propre bien-être selon une enquête par sondage effectué à travers le call-center SIGMA le 4 juillet 2011 auprès de 514 tunisiens à égalité entre hommes et femmes, âgés de 18 ans et plus et répartis sur les 24 gouvernorats selon leurs poids démographiques, les catégories socioprofessionnelles et les tranches d’âges auxquelles ils appartiennent.
Sur le plan économique et matériel, en 2009, le PIB per capita en Tunisie est de l’ordre de 8 898 $ en termes de Parité Pouvoir d’Achat. Le taux de chômage officiel, tel que défini par le Bureau International du Travail, était de 13,3% en 2009, la part d’épargne brute du PIB était de 23% avec un taux d’inflation de 3,8% toujours en 2009. Le taux d’activité des femmes est de 27%. L’enquête réalisée par SIGMA indique que les revenus nets médians des foyers tunisiens est de 600 dinars par mois et que 35% des tunisiens enquêtés déclarent qu’ils sont en train de faire de l’épargne. Près de 3% des personnes interrogées déclarent avoir des titres en bourse, ce qui correspond à un nombre équivalent à près 220 000 de boursicoteurs majoritairement issus des classes aisées et habitants le Grand Tunis. Les statistiques publiques sur le logement indiquent 2,9 millions de logements dont près de 10% de logements vacants et une part dans les dépenses moyennes du tunisien dédiés au logement de 22,8% (second poste de dépense) contre 34,8% pour l’alimentaire. Par ailleurs, selon l’enquête SIGMA, le taux de personnes se disant loger au titre de « propriétaire » est de 77%, le nombre moyen de personnes par pièces dans le logement occupé est de 1,45.
Au niveau de la santé, les statistiques publiques indiquent une espérance de vie à la naissance du tunisien de 74,5 ans et des dépenses en santé par habitant par an de 312 dinars avec 6,2% du PIB consacré à la santé. Quand on a posé la question aux tunisiens « Comment trouvez-vous globalement l’état actuel de votre santé ? », les réponses ont été : Bon état 68% (90% chez les classes aisées et 50% dans les classes populaires) ; Etat moyen 24% et 8 % de « Mauvais état de santé ».
Sur le plan de l’équilibre travail et activités extra professionnelles, le tunisien déclare travailler 8 heures par jour quand il est actif occupé, et ils sont 20% (30% dans les classes aisées et 11% dans les classes populaires) à pratiquer des activités régulières non rémunérées en extra travail (sport, culture, …). Ils sont 8,6% dans la région du Centre Ouest dans ce cas-là ! Contre 3 fois plus dans le Grand Tunis ! Par ailleurs, 41% des femmes actives occupées sont mères d’enfants de 6 à 14 ans (ce taux est beaucoup plus bas dans les pays nordiques). Il est à noter que le nombre officiel de licenciés en sport en Tunisie toutes disciplines confondues est de 130 000 licenciés, sot un taux de pénétration de l’activité sportive organisée de l’ordre de 2,8% (le double dans le Centre Est et la moitié dans le Sud Ouest).
Dans le volet éducation, les statistiques publiques indiquent un taux d’analphabétisme de l’ordre de 21% (soit 2,2 millions d’analphabètes et près de 3 millions d’illettrés) et ce malgré une part de près de 20% du budget de l’Etat consacré à l’éducation et la formation et 2,8% de part de dépenses dédiées à l’enseignement par les ménages tunisiens. Le taux de personnes de niveau supérieur est de 12%. Ce taux est de 20% chez les classes aisées et de 5% auprès des classes populaires. L’ascenseur social par l’éducation fonctionne-t-il toujours ?
Sur le plan de la sociabilité, SIGMA a interrogé un échantillon représentatif de tunisiens « A quelle fréquence rencontrez-vous vos amis ? », les réponses ont été les suivantes : 40% ‘tous les jours’, 21% ‘Plusieurs fois par semaine’, 19,1% ‘au moins une fois par semaine’ et enfin 20% au moins une fois par mois’. Ce qui a été constaté c’est que la Tunisie d’aujourd’hui compte des personnes pauvres et isolées (près de 5%, soit 500 000 personnes), ceci constitue une situation intolérable. On les retrouve notamment en milieu rural et périurbain. Quand on a posé la question « Avez-vous un proche en dehors de votre petite famille sur qui vous pouvez compter », 37% des tunisiens on répondu NON ! (42% des classes populaires et 20% des classes aisées).
Sur le plan de l’engagement civique, 22,6% ont déclaré ne pas avoir l’intention d’aller voter dans les élections de l’assemblée constituante, et seulement 8% ont déclaré être adhérents à une association (20,5% des personnes des classes aisées et 3% des classes populaires).
Les données publiques sur l’état de l’environnement en Tunisie indiquent que chaque tunisien émet 2,4 tonnes de CO2 et que le territoire tunisien est boisé (surface forestière) à hauteur de 6,5%. A la question « Comment trouvez-vous l’environnement où vous vivez actuellement ? », les tunisiens interrogés par SIGMA ce mois de juillet 2011 ont répondu à 22% ‘mauvaise qualité’ et 78% de bonne qualité (l’air de Siliana, de Tozeur, de Sened, de Chmtou, … est heureusement très bon pour la santé ! Mais jusqu’à quand ?).
Au niveau de la sécurité personnelle, interrogés s’ils étaient victimes d’une agression physique pendant les 12 derniers mois, les tunisiens ont été 15% à dire oui.
Enfin, la question finale et conclusive de l’enquête SIGMA sur la perception subjective de la qualité de vie des citoyens tunisiens (une note de satisfaction de 1 à 10), a donné une moyenne de 6,5 sur 10, bien plus faible que la moyenne des pays de l’OCDE (7,4 sur 10) indiquant une qualité de vie perçue meilleure dans la région du Centre Est (7,1) et la pire dans le Nord Ouest (5,6) selon le jugement des personnes concernées. Les classes aisées ont une moyenne de 7,4 (équivalente aux pays de l’OCDE), les classes moyennes supérieures 7,3, les classes moyennes inférieures 6,4 et enfin les classes populaires avec une moyenne de 5,7 sur 10 de perception de leur qualité de vie.
Un bonheur retrouvé à portée de main…
En conclusion, l’argent ne fait peut-être pas le bonheur, mais y contribue largement (santé, éducation, logement, environnement, vie civique, loisir, …). La société tunisienne a connu l’euphorie du patriotisme juste après l’indépendance avec une génération de bâtisseurs dont le moteur était l’amour de la jeune nation en devenir, elle a connu ensuite le déclin de ce sentiment pour basculer, faute de projet de société cohérent, participatif et démocratique, dans le consumérisme, qui sans la valeur travail, devient un piège qui se renferme sur le citoyen devenu consommateur. Le bonheur du tunisien dépend de l’échelle de valeurs en qui il croit. Le confort matériel et immatériel est un droit pour tout tunisien, son bien-être devrait être inscrit dans les priorités des forces politiques en place. Le point de départ devrait être la quête de ce qui fait la singularité tunisienne, son identité, sa construction mentale, morale et matérielle pour lui offrir une vie meilleure tout en tenant compte des impératifs de l’efficacité économique, garante de la pérennité de ce bonheur retrouvé.


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